À
la veille de la Révolution, la France était encore le pays le plus
peuplé d'Europe (26 millions d'habitants) et l'un des plus riches.
Néanmoins, les Français paraissaient bien insatisfaits. Les paysans
formaient 80 % de la population et assumaient la plus grande partie
des impôts royaux, sans compter la dîme due à l'Église et les
droits seigneuriaux, alors qu'ils recevaient les revenus les plus
faibles. La bourgeoisie détenait à peu près tout le pouvoir
économique, mais elle était tenue à l'écart du pouvoir politique.
Pendant ce temps, la noblesse vivait dans l'oisiveté, et l'Église
possédait 10 % des terres les plus rentables du pays.
Il
n'est pas étonnant que les révoltes populaires finirent par
éclater, d'autant plus qu'elles avaient été préparées par la
classe bourgeoise depuis longtemps. C'est le peuple qui prit la
Bastille le 14 juillet 1783, qui fit exécuter Louis XVI et, en
définitive, qui fit la Révolution, mais c'est la bourgeoisie qui
accapara le pouvoir et c'est elle qui imposa sa variété
linguistique.
La
période révolutionnaire mit en valeur le sentiment national, qui
s'étendit aussi au domaine de la langue; pour la première fois, on
associa langue
et
nation.
La
langue devint une affaire d'État, car il fallait doter la
«République unie et indivisible» d'une langue
nationale
et élever le niveau des masses par l'instruction, ainsi que par la
diffusion du français. Or, l'idée même d'une «République unie et
indivisible», dont la devise était «Fraternité, Liberté et
Égalité», ne pouvait se concilier avec le morcellement
linguistique et le particularisme des anciennes
provinces
du régime monarchique. Les révolutionnaires bourgeois y virent même
un obstacle à la propagation de leurs idées; ils déclarèrent la
guerre aux patois! Bertrand Barère (1755-1841), membre du Comité de
salut public, déclencha l'offensive en faveur de l'existence d'une
langue nationale. Dans un rapport «sur les idiomes» (les langues
régionales) qu'il présenta devant la Convention du 27 janvier 1794,
Barère présentait ainsi sa position:
La
monarchie avait des raisons de ressembler à la tour de Babel; dans
la démocratie, laisser les citoyens ignorants de la langue
nationale, incapables de contrôler le pouvoir, c'est trahir la
patrie... Chez un peuple libre, la langue doit être une et la même
pour tous. [...] Combien de dépenses n'avons-nous pas faites pour la
traduction des lois des deux premières assemblées nationales dans
les divers idiomes de France! Comme si c'était à nous à maintenir
ces jargons barbares et ces idiomes grossiers qui ne peuvent plus
servir que les fanatiques et les contre-révolutionnaires!
Il
n'était surtout pas le seul à penser ainsi! L'un des membres les
plus célèbres de la classe dirigeante, l'abbé Henri-Baptiste
Grégoire (1750-1831), publia en 1794 son fameux Rapport
sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et
d'universaliser l'usage de la langue française. Il
dénonçait la situation linguistique de la France républicaine qui,
«avec trente patois différents», en était encore «à la tour de
Babel», alors que «pour la liberté» elle formait «l'avant-garde
des nations». Il déclara à la Convention: «Nous n'avons plus de
provinces et nous avons trente patois qui en rappellent les noms.»
Avec une sorte d'effroi, l'abbé Grégoire révéla dans son rapport
qu'on ne parlait «exclusivement» le français que dans «environ 15
départements» (sur 83). Il lui paraissait paradoxal, et pour le
moins insupportable, de constater que moins de trois millions de
Français sur 25 parlaient la langue nationale, alors que celle-ci
était utilisée et unifiée «même dans le Canada et sur les bords
du Mississipi». Devant le Comité de l'Instruction publique, l’abbé
Grégoire déclara, le 20 septembre 1793:
Ainsi
disparaîtront insensiblement les jargons locaux, les patois de six
millions de Français qui ne parlent pas la langue nationale car, je
ne puis trop le répéter, il est plus important qu'on ne pense en
politique d'extirper cette diversité d'idiomes grossiers qui
prolongent l'enfance de la raison et la vieillesse des préjugés.
Un
discours se développa dans lequel le terme langue
restait l'apanage exclusif du français appelé «notre langue».
Tout ce qui n'était pas français s'appelait patois
ou idiomes
féodaux:
c'était pour Grégoire le breton, le normand, le picard, le
provençal, le gascon, le basque, etc. Il parlait même de «l'italien
de Corse» (corse) et de «l’allemand des Haut et Bas-Rhin»
(alsacien) qu'il qualifiait d’«idiomes très dégénérés».
Enfin, il signalait que «les nègres de nos colonies» pratiquaient
«une espèce d’idiome pauvre» qu'il associait à la «la langue
franque». Ce serait là des affirmations grotesques pour un
linguiste contemporain!