Le conservatisme scolaire sous Napoléon (1799-1815)


Par le coup d'État du 18 Brumaire, an VIII (9 novembre 1799), Napoléon Bonaparte voulut mettre fin à l'anarchie et au chaos économique. Son premier souci fut de restaurer l'ordre et l'autorité. Il y réussit en instaurant une dictature tout en redressant la situation financière, en stimulant l'industrie et en améliorant les communications. Mais la marche de l'empereur des Français vers l'hégémonie en Europe tint le pays en état de guerre permanent, jusqu'à la défaite de Waterloo (1815).
Napoléon était un Corse de petite noblesse et il ne pouvait avoir que des visées conservatrices en matière de langue. De langue maternelle corse (une langue italienne), il fit cesser tout effort en faveur du français. Par souci d'économie, il abandonna les écoles à l'Église, qui rétablit alors son latin anachronique. Quelques initiatives furent prises en faveur de l'enseignement du français, mais le bilan resta fort négatif: le nombre d'écoles demeura inférieur aux besoins et la pénurie de maîtres qualifiés laissa l'enseignement de la langue française assez déficient. Dans l'ensemble, la diffusion du français dans les écoles accusa même un recul. Par exemple, dans le sud de la France, on comptait plus de maîtres de latin que d'enseignants de français!
Comme au Grand Siècle, l'État créa un certain nombre d'organismes, tous d'inspiration conservatrice et chargés de veiller sur la langue. Ce fut le retour au classicisme louis-quatorzien: le français devait être fixé de façon permanente. La sobriété et la distinction furent remises à l'honneur; la langue de la science fut l'objet de suspicion et attira la foudre des censeurs, le vocabulaire technique fut jugé vulgaire. Un temps suspendue par la Révolution, l'Académie française fut rétablie et Napoléon habilla les académiciens comme ses généraux, avec des habits flamboyants.

Une telle conjoncture ne favorisa évidemment pas une évolution rapide de la langue. On n'enregistra pas beaucoup de changements linguistiques à cette époque, sauf dans le vocabulaire. Les guerres napoléoniennes favorisèrent les contacts avec les armées étrangères, ce qui entraîna un certain nombre d'emprunts à l'anglais. Hors de France, les conquêtes impérialistes de Napoléon achevèrent de discréditer le français dans toutes les cours européennes, et les nationalismes étrangers s'affirmèrent partout. On peut même dire que la période des guerres napoléoniennes a favorisé l'expansion de la langue... anglaise, car elle a suscité le nationalisme anti-français. Néanmoins, le français continua d'être utilisé à la cour du tsar de Russie, dans les traités de paix et dans les milieux scientifiques. En Amérique, la France perdit deux possessions importantes: Saint-Domingue (Haïti) et surtout la Louisiane qui, vendue par Napoléon aux États-Unis pour 15 millions de dollars en 1803, représentait un immense territoire (Arkansas, Dakota, Iowa, Kansas, Missouri, Montana, Nebraska, Oklahoma). De plus, en France même, le pays vit rétrécir sa superficie avec la perte de la Wallonie, de la Lorraine et de l’Alsace.

Du côté de la langue, l'action de l'État refléta les forces contradictoires de l'époque. La création d'un système d'enseignement primaire d'État (non obligatoire) en 1830 relevait d'un esprit libéral, car cet enseignement s'adressait à tous et prescrivait l'usage de manuels en français (non plus en latin). En revanche, la politique des programmes resta foncièrement conservatrice, car tout l'enseignement du français reposa obligatoirement sur l'orthographe de l'Académie française et la grammaire codifiée par François Noël (inspecteur général de l'Université) et Jean-Pierre Chapsal (professeur de grammaire générale), soit la célèbre
Grammaire française publiée en 1823 et adoptée par le Conseil royal de l'Instruction publique. Le titre complet de l'ouvrage était révélateur: Nouvelle Grammaire française sur un plan très méthodique, avec de nombreux exercices d'orthographe, de syntaxe et de ponctuation, tirés de nos meilleurs auteurs, et distribués dans l'ordre des règles. Cette grammaire connut 80 éditions en France jusqu'en 1889, puis quelques éditions et réimpressions à Montréal (Éditions J.B. Rolland), ainsi qu'une traduction américaine à Philadelphie (en 1878). Tous les enfants francophones du monde apprirent une énumération d'usages capricieux érigés en règlements qui ne tenaient pas compte des fluctuations possibles de la langue usuelle et où la minutie des exceptions formait l'essentiel de l'enseignement grammatical. La «bonne orthographe» devint une marque de classe, c'est-à-dire de distinction sociale. Naturellement, les enfants de la bourgeoisie réussirent mieux que ceux de la classe ouvrière, qui montraient des réticences à adopter une prononciation calquée sur l'orthographe.

Les nombreuses réformes visant à simplifier l'orthographe échouèrent toutes les unes après les autres. Progressivement, vers 1850, se fixa la norme moderne du français: la prononciation de la bourgeoisie parisienne s'étendit à toute la France, expansion facilitée par la centralisation et le développement des communications (chemin de fer, journaux).