Le siècle des Lumières (1715-1789)


Cette autre période de transition débuta au lendemain de la mort de Louis XIV, en 1715, et prit fin avec l’avènement de la Révolution française en 1789. Elle se caractérise, d'une part, par un fort mouvement de remise en question ainsi que par l'établissement d'une plus grande tolérance et, d'autre part, par l'affaiblissement de la monarchie, suivi de la fin de la suprématie française en Europe et du début de la prépondérance anglaise ailleurs dans le monde. La société française s'ouvrit aux influences extérieures, particulièrement à celles venant de l'Angleterre devenue la première puissance mondiale, surtout après la Conquête du Canada en 1760 et le traité de Paris de 1763. Le parlementarisme et le libéralisme anglais attirèrent l'attention, de même que la guerre de l'Indépendance américaine (1775-1782) perçue comme une vengeance de la France (après avoir perdu le Canada) à l'égard de la Grande-Bretagne. Le français était alors à l'Europe ce que l'anglais est aujourd'hui dans le monde: la grande langue de communication. Par exemple, les classes instruites de Grande-Bretagne étaient généralement bilingues (comme le seront tous les premiers gouverneurs de l'Amérique du Nord britannique au Canada) et on en retrouvait encore beaucoup parmi les leaders de la Révolution américaine (pensons surtout à Benjamin Franklin, Thomas Jefferson, John Adams, Gouverneur Morris, James Monroe et Robert R. Livingston, les ministres plénipotentiaires américains les plus importants).

L’État français ne se préoccupait pas encore de franciser le royaume: les provinces nouvellement acquises, de même que les colonies d'outre-mer (Canada, Louisiane, Antilles, etc.), ne nécessitaient pas de politique linguistique particulière. L'unité religieuse et l’absence de conflits inquiétaient davantage les dirigeants: l'administration du pays ne nécessitait pas la francisation ses citoyens.
On estime qu'à cette époque moins de trois millions de Français pouvaient parler ou comprendre le français, alors que la population atteignait les 25 millions, soit 12 % de la population. Le peuple ne parlait pas «la langue du roy», mais un français populaire non normalisé, encore parsemé de provincialismes et d'expressions argotiques. Seules les provinces de l'Île-de-France, de la Champagne, de la Beauce, du Maine, de l'Anjou, de la Touraine et du Berry étaient relativement francisantes.
Par contre, la plupart des gens du peuple qui habitaient la Normandie, la Lorraine, le Poitou et la Bourgogne étaient des semi-patoisants; les habitants de ces provinces pratiquaient une sorte de bilinguisme: ils parlaient entre eux leur «patois» (issu du latin comme le français), mais comprenaient le français.
Dans le midi de la France, les «patois» constituaient l'unique usage dans les campagnes durant tout le XVIIIe siècle. En effet, nobles et bourgeois, initiés au français durant le siècle précédent, continuaient d'employer leur «patois» local dans leurs relations quotidiennes. Pour eux, le français restait la «langue du dimanche», c'est-à-dire la langue d'apparat des grandes cérémonies religieuses ou civiles. Les seuls à parler le français encore à cette époque étaient ceux qui exerçaient le pouvoir, c'est-à-dire le roi et sa cour, les juristes, les officiers des forces armées, ceux qui écrivaient et qui, de fait, résidaient à Paris. Mais le peuple de la région parisienne parlait encore le briard, le beauceron et le percheron, ou un français non normalisé très différent de celui de la cour. Fait curieux: c'est le français parisien qui se répandit en Nouvelle-France!

Cela dit, le français progressa au cours du XVIII
e siècle, notamment dans le pays de langue d'oïl, en raison, entre autres, de la qualité, assez exceptionnelle pour l'époque, du réseau routier en France. La langue bénéficia de cette facilité; les usines et les manufactures virent affluer du fond des campagnes des milliers d’ouvriers qui se francisèrent dans les villes; les marchands et les négociants voyageaient facilement d'une ville à l'autre, ce qui rapprocha leur parler local du français; un système de colporteurs se développa, qui voiturèrent périodiquement des livres et des journaux français jusque dans les campagnes les plus éloignées.

Paradoxalement, l'école demeura le grand obstacle à la diffusion du français. L'État et l'Église estimaient que l'instruction était non seulement inutile pour le peuple, mais même dangereuse. Voici à ce sujet l'opinion d'un intendant de la Provence (1782), une vision très révélatrice de l'attitude générale véhiculée au sujet des écoles:
Non seulement le bas peuple n'en a pas besoin, mais j'ai toujours trouvé qu'il n’y en eût point dans les villages. Un paysan qui sait lire et écrire quitte l'agriculture sans apprendre un métier ou pour devenir un praticien, ce qui est un très grand mal!
Dans l'esprit de l'époque, il paraissait plus utile d'apprendre aux paysans à obtenir un bon rendement de la terre ou à manier le rabot et la lime que de les envoyer à l'école. Pour l'Église, le désir de conquérir des âmes à Dieu ne passait pas non plus par le français; au contraire, le français était considéré comme une barrière à la propagation de la foi, et il fallait plutôt s'en tenir aux patois intelligibles au peuple. Sermons, instructions, confessions, exercices de toutes sortes, catéchismes et prières devaient être prononcés ou appris en patois. Dans les collèges et universités, l'Église s'obstinait à utiliser son latin comme langue d'enseignement, une langue qui demeurait encore au XVIIIe siècle la clé des carrières intéressantes. Dans de telles conditions, on ne se surprendra pas que l'école fut même la source principale de l'ignorance du français chez le peuple.
Au point de vue du vocabulaire, ce fut une véritable explosion de mots nouveaux, notamment de termes techniques savants, puisés abondamment dans le grec et le latin. De plus, l'infiltration étrangère se mit à déferler sur la France; la langue s'enrichit de mots italiens, espagnols et allemands, mais cet apport ne saurait se comparer à la «rage» pour tout ce qui était anglais: la politique, les institutions, la mode, la cuisine, le commerce et le sport fournissent le plus fort contingent d'anglicismes. Curieusement, les censeurs linguistiques de l'époque ne s'élevèrent que contre les provincialismes et les mots populaires qui pénétraient le français; ils croyaient que la langue se corrompait au contact des gens du peuple.